Première fable
17 mai 2023
Le troupeau
Je suis un chien. Un grand chien blanc, ma taille en impose et mes aboiements sont puissants, même lorsque j’essaie de moins tonner. Je n’ai jamais su glapir, si ce n’est dans des moments d’extrême détresse où je me suis isolé pour la ravaler. Le Berger a disparu depuis longtemps. On ne s’en souvient pas vraiment, les moutons et moi. Je navigue avec eux à travers la vie et les champs. Je les aime beaucoup, nous avons grandi ensemble, nous sommes frères et sœurs, bien que certains d’entre nous savent que je suis différent. Je ne parle pas de l’apparence. Elle n’importe pas. Quelles que soient notre taille ou notre couleur, nous appartenons tous au troupeau, nous sommes le troupeau. Les moutons noirs se distinguent bien plus que moi. Lorsque je baisse la tête et la queue, je peux passer inaperçu, pas eux. Pourtant donc, nous formons une grande famille. Ce qui me singularise est plus intérieur. Je pense comme un chien, puisque je le suis. Les moutons pensent aussi, mais il semble que nos instincts respectifs nous poussent vers des conclusions différentes quant au sens à donner à la vie et au chemin que nous parcourons ensemble.
Que je l’aime, ce troupeau. Jamais, je ne m’en suis senti écarté. Même quand je cours autour, quand je chahute ou rabroue l’un ou l’autre mouton, parfois de manière trop brusque, je le reconnais, ou quand au contraire je m’égare dans mes pensées et que je m’en éloigne doucement, jamais, le soupçon que je puisse ne pas en faire partie ne m’a affleuré. Je suis né au sein du troupeau et j’y mourrai. Chiot, j’avais déjà compris que le sens de ma vie, c’est justement la vie partagée, ce don mystérieux qui nous meut. « Tu ne tueras point ». Ce n’est pas un commandement, mais l’essence même de notre existence. Finalement, le troupeau, c’est mon univers. Et l’univers, c’est le troupeau.
Le chien
À cause du volume que j’ai accumulé avec l’âge, il est difficile de me rater. Et lorsque le troupeau doit prendre une décision importante, mes aboiements couvrent trop souvent les bêlements de mes camarades. Quand j’arrête de faire du bruit avec ma gueule, on dirait du silence. Pourtant, mes parents étaient plus petits. Mon père, blanc lui aussi, passait sans subterfuges pour un mouton. Ce n’est que le soir, après s’être bien désaltéré au ruisseau, que son ton montait parfois, les mots s’enchaînant pour étaler son savoir de chien de berger. Il en savait des choses, mais il laissait ma mère courir à gauche, à droite, devant et derrière pour garder vaille que vaille le troupeau en formation. Elle était fatigante, rien qu’à la regarder courir. N’étant pas aussi immaculée que nous, impossible pour elle de passer inaperçue. En général, elle n’essayait même pas, à la fois fière et épuisée par cette différence. Elle faisait indéniablement preuve d’un bon sens instinctif. Mais ses courses incessantes dans tous les sens, malheureusement inefficaces, ont fini par consumer ses forces et lasser les moutons.
J’aboie comme je suis. Beaucoup ne s’en offusquent pas. Somme toute, rien de plus normal pour un chien. Évidemment, pour ceux qui me prennent pour un mouton, ça dérange. Les bêleurs bien-pensants qui détestent la différence, souvent plus par principe ou par habitude que par conviction, me le font bien sentir. Après tout, ils n’en ont pas besoin. Ma truffe est assez grande pour que je le sente bien tout seul que je ne suis pas totalement comme eux. Mes sens en permanence en alerte, je suis toujours à l’affût d’une idée originale ou d’un nouveau concept à développer. Mon cerveau n’arrête jamais de penser. Comme si mon moteur, le premier, celui des philosophes, était plus actif. Comme si mon dialogue intérieur, celui de Platon, était plus bruyant, plus puissant, plus énervé. Comme si mes connexions synaptiques s’organisaient de manière plus complexe, plus dynamique. Comme si ma compréhension du monde et du cosmos était plus profonde, plus aboutie. Comme si tout cela avait plus d’importance pour moi que pour mes compagnons de route. Je fais partie du troupeau, donc je suis. Je pense, donc je suis différent.
Les loups
J’ai lu un jour que les loups sont mes cousins. Vous pouvez imaginer quel choc ce fut. Ceux qui nous menacent en permanence, sournoisement tapis dans l’ombre puis déboulant brutalement du bois pour manger mes frères et sœurs, seraient comme moi. Les scientifiques semblent formels. J’appartiendrais bien à l’espèce Canis Lupus. Je suis un canidé, tout comme mes ennemis. Quel savant fou a décidé un jour funeste de nous classer dans la même famille zoologique ? Ou est-ce la Nature, notre mère à tous les animaux, qui se joue des chiens ? Par quelle logique monstrueuse, nous permet-elle de nous croiser avec des loups, engendrant des bâtards, mi-chiots, mi-louveteaux ? Je les hais quand même. Viscéralement. Ces êtres malfaisants, profitant des faiblesses des moutons, si gentils et innocemment grégaires.
Je leur ressemble, pourtant. C’est un fait douloureux, mais indéniable. Certains dans le troupeau ne m’aiment pas trop, sans doute pour cette raison. Ils se méfient, de mes dents trop pointues pour être inoffensives, de ma gueule proéminente qu’ils croient prête à mordre à tout moment, de mon allure inquiétante pour un mouton, de mes hululements à la pleine lune qui sonnent fâcheusement comme les leurs. Nos chants ne racontent pourtant pas la même histoire. Ils parlent de combats, d’exploitation du troupeau, de conquêtes, du chef tout-puissant, de la violence pour seul dialogue et de la peur qui fait plier les faibles. Le loup est un loup pour les miens. Mon récit loue l’harmonie, l’entraide, l’altruisme, la force et la puissance du collectif. Je leur ressemble physiquement. Nous sommes toutefois profondément différents. Je guide parfois de manière trop ferme, je mordille parfois, j’aboie parfois trop fort, mais je suis toujours au service du troupeau, j’aime le troupeau, j’aime en faire partie, j’aime me laisser à croire que je suis un mouton parmi les siens. Eux les exploitent pour leur unique intérêt.
Les moutons
Pour ceux qui ne prennent pas la peine d’écouter mes amis les moutons et d’essayer de les comprendre, leurs bêlements peuvent sonner bêtement. Dans leur cacophonie inintelligible de prime abord, ils se parlent pourtant. Que d’histoires, de blagues, de rires, de pleurs, d’expériences, de savoirs et de sagesses se mélangent dans ce chahut. Une musique rock’n’roll cosmique pour moi, le chien qui les écoute, couché dans l’herbe, un œil à demi ouvert au cas où les loups reviendraient. Ceux-ci se moquent des moutons, les trouvent crasseux et bêtes à manger du foin. Ils ne se privent pourtant pas de les croquer avec délectation. Sans mauvais jeu de mots, c’est donner du lard au cochon. Sociables et intelligence collective, sont plutôt les termes qui me viennent directement à l’esprit. Toujours à la tâche, toujours ensemble, toujours bruyants, toujours brouillons. La vie dans toute sa vitalité, dans ce qu’elle a de plus tangible et ancré dans la réalité. Quand je les accompagne dans leur transhumance, pelage blanc parmi les toisons blanches, je me sens pleinement vivre, comme une cellule dans un corps sain.
Le berger
La légende dans le troupeau raconte que le Berger nous menait jadis au bord du Jourdain. Il était bon, paraît-il. La vie était rude, l’herbe basse et sèche, mais il nous aimait comme un frère. Son Père l’aurait envoyé pour nous guider vers de plus verts pâturages. Mais pas ailleurs, là, sous nos pattes. Il nous expliqua que si nous ne mangions pas les racines, si nous nous entraidions, si nous pardonnions aux loups, si nous nous aimions les uns les autres, l’herbe pousserait plus belle pour tous. Certains de nos ancêtres se seraient alors plus souciés d’autrui, auraient prêché la bonne parole et convaincu plus d’un. Le temps s’est écoulé, leur présent est devenu passé, leur vécu, des souvenirs qui s’estompent. Quoi qu’on puisse encore en croire, des traces subsistent de ces croyances, idéaux et habitudes de jadis. Parfois, je crois les sentir vibrer en moi.
Un jour, le Berger a été trahi, continue la légende. Il disparut un temps, revint miraculeusement et la paix intérieure inonda les cœurs du troupeau. Mais il disparut de nouveau. Plusieurs hypothèses se croisent. Il serait simplement retourné chez son Père. Ou des hommes se promenant sans culottes l’auraient chassé. Il se raconte aussi que d’autres, habillés de chemises rouges, l’auraient même fait disparaître. Quoi qu’il en soit, nous ne l’avons plus revu et beaucoup l’ont oublié, ainsi que son Père que nous n’avons jamais vu. Le troupeau poursuit malgré tout son voyage, chacun suivant celui qui trotte devant lui, sans trop savoir où il va. Il serait dans la nature des choses qu’ils continuent à brouter, et il vaut mieux qu’ils ne se demandent pas trop pourquoi, leur souffle à l’oreille la sagesse populaire. Car, lorsqu’un mouton se met à réfléchir, il se rend bien compte que le mâchouillage de ses congénères profite surtout aux loups qui se goinfrent et les oppriment. Et la nostalgie du Berger et de son Père mystérieux de s’emparer de certains, pour tenter d’effacer cette vision de la vie alors absurde et vide de sens.
La marche
Le troupeau marche et mâche. À sa tête, quelques moutons, plus sages ou plus expérimentés, ou tout simplement plus entreprenants ou charismatiques. Quand tout est calme, nous aimons les suivre. Mais lorsque les loups surgissent, ils s’effacent, se mélangent dans le groupe et baissent la tête. Le troupeau devient foule et se dissout en une multitude désorganisée. Sauve qui peut ! Chacun pour soi, et au mieux pour ses proches. La stratégie des loups est simple : semer la peur qui pousse à l’égoïsme, désunir pour affaiblir et en profiter pour se gaver sans trop d’efforts. Quelques loups suffisent à paniquer des centaines de moutons. Combien sont-ils ? Peu nombreux, mais ce sont eux qui décident du cours des choses, maniant subtilement des moments d’accalmies, mais menaçants pour maintenir la pression, et d’autres de chaos, déferlant de violence pour mettre au pas. Tant que les moutons font ce qu’ils ont à faire, brouter et se laisser manger, tout va bien dans l’univers des loups.
Mais je suis là, le chien. Un traître à sa race. J’aboie. Je cours. Je tente de les repousser. J’attaque. Je recule stratégiquement. J’aboie. Ils me blessent. Me mordent, tout comme ils mordent mes frères et sœurs du troupeau. Mais moi, je possède les mêmes armes. Je les connais bien. Je suis presque comme eux, après tout. Mon odorat les sent venir de loin. Mes dents sont peut-être moins acérées, elles n’en sont pas moins impressionnantes et parfois efficaces. Mes aboiements ne font pas aussi peur que leurs hurlements, mais ils n’en sont pas moins audibles et parfois respectés. Ah ! Si je n’étais pas si seul. Si certains moutons pouvaient se transformer en chiens et me rejoindre dans le combat. Nous formerions une meute si forte. Mieux, s’ils faisaient front, tels qu’ils sont, cornes au vent et de face, leurs fronts résolus réunis affoleraient plus d’un loup. Alors, libérés du joug des prédateurs, maîtres de notre destin, la marche sans fin prendrait un autre tournant, celui d’être simplement heureux ensemble à la recherche permanente d’une herbe qui serait à chaque colline gravie encore plus verte dans la prochaine vallée, sachant profondément que ce qui compte vraiment, ce sont ceux avec qui nous partageons ce splendide couché de soleil.
Je suis un chien, qui se sent bien avec les moutons.