Le « droit » de propriété : un privilège sous conditions

16 juin 2024

Les libéraux pour qui le droit de propriété est sacré oublient trop souvent que ce droit est concédé par l’État sous condition de bon usage, celui-ci étant supposé immanquablement bénéfique pour la collectivité. Ce qui est bon pour un propriétaire égoïste est bon pour la société, tel est le principe qui sous-tend l’évidence naturelle de la propriété privée selon la doctrine libérale. Cet espoir n’est malheureusement pas toujours confirmé par les faits.

Petite histoire

Dans un village, un petit château avec un beau parc et quelques dizaines d’hectares de bois. Depuis plus de trois siècles, une famille, originellement noble et bourgeoise depuis la Révolution, se transmet ce patrimoine de génération en génération. Depuis toujours, une partie du parc et des bois sont accessibles au public, et les propriétaires dépensent ce qui est nécessaire pour entretenir le tout. Les villageois, globalement satisfaits de la situation, ne voient rien de mal à cohabiter avec eux.

Le dernier héritier, qui a fait sienne la devise « maître chez soi », interdit dorénavant l’accès à sa propriété. Les villageois, habitués depuis des générations des promenades dominicales dans le parc en hiver et dans les bois en été, sont bien mécontents. Malgré leurs protestations, rien n’y fait. Le propriétaire des lieux reste inflexible et rien, et certainement pas la loi, ne pourra le forcer à changer d’avis. Une enceinte sépare dorénavant la propriété du reste du monde.

Au crépuscule de sa vie, l’égoïste, qui a adopté comme nouvelle devise « après moi le déluge », décide de couper les arbres multi-centenaires et de les vendre pour profiter pleinement de ses dernières années avec l’argent ainsi aisément gagné. En dépit des lamentations des habitants de la commune, dont les procédures ont toutes été repoussées par la justice au nom du droit absolu de propriété, les arbres sont coupés avec toutes les conséquences désastreuses que vous pouvez imaginer.

Morale de l’histoire

Vous m’objecterez que cette fiction est caricaturale et que l’État possède les moyens d’empêcher un tel désastre. Et vous aurez raison. Mais, dans les faits, des événements similaires se déroulent tous les jours, à des degrés divers bien entendu. Car les lois des États libéraux, et la justice qui ne fait que les appliquer, favorisent plutôt les propriétaires.

Compter sur la moralité ou l’éthique des propriétaires pour ne pas verser dans de tels extrêmes constitue un pari dangereux. Accorder le droit de jouir absolument de ses biens en espérant que chacun en fera bon usage est d’une naïveté confondante. Et quand un problème survient, comme dans l’exemple ci-dessus, l’État est souvent impuissant, car il s’est rendu tel par ses propres décisions. Il serait plus avisé d’expliciter ces conditions jusqu’à présent tacites, et rappeler ainsi que la propriété privée est un privilège accordé au propriétaire à condition qu’il en fasse bon usage pour la collectivité, surtout quand il s’agit de moyens de production.

Extrait du livre, chapitre 6

On y est tellement habitué qu’on ne se rend plus bien compte des implications très profondes sur l’organisation de la société de la protection juridique très forte dont jouit la propriété privée. Ce choix politique n’est pourtant pas inéluctable. Il y eut dans l’histoire, notamment dans l’antiquité, au Moyen-âge ou à l’époque des rois de France, des visions et des pratiques bien différentes de la possession du sol et des biens matériels. C’est principalement la Révolution française puis Napoléon Bonaparte qui ont définitivement entériné la propriété comme un droit exclusif, tant pour les personnes physiques et morales que pour l’État. L’article 544 du Code civil de 1804 est clair : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Ses auteurs oublièrent malheureusement que ce qui est légal n’est pas forcément juste ni légitime. L’usage du mot absolu n’en est que plus inquiétant. Les termes utilisés par les révolutionnaires français étaient encore plus forts, lorsqu’ils conclurent la Déclaration de 1789 avec l’article 17 qui commence par « La propriété étant un droit inviolable et sacré ». Côté pile, détenir des terres et des biens garantit l’autonomie matérielle pour soi et pour ses proches. Il est vrai que du point de vue du propriétaire, la propriété privée constitue une liberté fondamentale, au-delà de la simple assurance sécurité contre la barbarie. Côté face, l’exclusivité de la possession par une seule personne implique nécessairement son éviction pour toutes les autres. Cette propriété qui leur est inaccessible leur impose une restriction considérable de leur liberté. La défense de la propriété privée est donc intrinsèquement liberticide et en même temps le contraire, selon la perspective que l’on embrasse. Le droit d’un seul troqué contre la liberté d’autrui.

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L’évolution du droit de propriété des ressources naturelles et de la propriété intellectuelle dans le domaine du vivant engage une décision politique qui ne va pas de soi et qui constitue un choix fort en faveur des capitalistes. Alors que certains États affichent une opposition de façade, la brevetabilité s’étend de plus en plus à l’ensemble du monde du vivant. Certes, le développement des biotechnologies rend difficile la distinction entre ce qui est naturel et ce qui est inventé par l’homme. Mais quoiqu’il en soit, l’objectif de l’idéologie capitaliste dominante est clair : tout doit être privatisé, des plantes médicinales à la gestation pour autrui (GPA), au nom de la supposée plus grande efficacité des entreprises par rapport aux administrations publiques et sur la base de la conjecture que la gestion de ressources en biens communs ne peut qu’aboutir à leur gaspillage, étant donné la nature égoïste de l’être humain (merci Aristote et Garrett Hardin). Ce fantasme de supériorité du secteur privé entretenu par les résultats théoriques de modèles économiques simplistes empreints de présupposés arbitraires et spéculatifs détourne notre attention de la réalité qui démontre souvent le contraire. Le rôle de la communauté dans l’exploitation et l’entretien des alpages communaux ne surprend étonnamment aucun banquier suisse, par exemple. Il est un fait avéré que la majorité des gens font attention aux biens communs. En revanche, ceux qui les négligent présument, consciemment ou non, qu’il est normal de ne prendre soin que de leurs possessions, car c’est le devoir du propriétaire et de lui seul. Pour eux, n’appartenant à personne, les communs seraient inévitablement surexploités, parce que chacun aurait intérêt à en retirer le plus possible. Ils en concluent qu’il serait préférable, dans un souci d’efficacité, que quelqu’un se les approprie. Dans leur monde, si quelque chose ne leur appartient pas, alors il devrait appartenir nécessairement à quelqu’un d’autre. Éblouis par l’égoïsme prétendument efficace que nous content les économistes orthodoxes, il leur est difficilement concevable que nous puissions être tous collectivement responsables de quelque chose qui n’appartiendrait légalement à personne. Il semblerait cependant que nous sommes de plus en plus nombreux à penser le contraire et à reconnaître que le droit de propriété absolu n’est pas si normal, ni naturel, ni bénéfique qu’on voudrait nous le faire croire.

L’État, comme garant du droit de propriété et en même temps expropriateur potentiel au nom de l’intérêt général, arbitre qui peut s’approprier quoi. La tendance actuelle à surprotéger la possession exclusive et individuelle ne résulte donc pas d’une loi naturelle ou d’un destin historique de l’humanité, mais d’un choix politique. Certains ou certaines objecteraient sans doute que le système en vigueur relève plus d’un héritage des institutions qui se sont établies au cours des siècles que de la volonté de nos élus. Rien ne les empêche pourtant d’en modifier les règles ou de les adapter. Ne rien changer en politique constitue une décision comme une autre. Je ne rejoins cependant pas ceux qui voudraient réhabiliter à tout prix la propriété commune ou partagée de toute chose, en communauté locale ou au niveau de l’État, car je ne crois pas que cela puisse réellement contribuer au vivre-ensemble, à moins peut-être d’atteindre la collectivisation de la planète entière, et encore. J’éprouve toutefois une sympathie certaine pour la cogestion et la mise en commun au sein des coopératives et autres organisations basées sur la gestion participative. L’État devrait plus se pencher sur le sujet et voir comment faire en sorte qu’il y en ait plus et comment les aider pour qu’elles puissent fonctionner au mieux. La distinction entre propriété d’usage et propriété lucrative ouvre également d’intéressantes perspectives, même si je pense que l’interdiction de la seconde, telle que défendue par Bernard Friot, n’est pas nécessaire. On pourrait sans doute laisser aux capitalistes leur rôle de propriétaires investisseurs, tout en leur retirant au profit des prolétaires le droit unilatéral de décider de l’usage des moyens de production, ou pour le moins en les obligeant à accepter la codécision, ainsi que la participation, tel que l’envisageait Charles de Gaulle qui n’a malheureusement pas pu ou pas su la concrétiser lors de ses mandats présidentiels. S’intéresser à la valeur-progrès permettrait, en outre, à l’État de se construire une approche holistique du développement et du progrès au-delà de l’hypothèse économique qui stipule que ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur et que la création de cette dernière provient uniquement du capital qui ne vise qu’à dégager du profit.

Même dans un régime communiste parfait, tout ne peut être mis en commun. Il est des biens qui à mon sens ne peuvent indiscutablement être entièrement communautarisés. Je n’arrive pas à concevoir un monde qui pourrait me satisfaire sans que je ne puisse être propriétaire de mon logement et que personne ne puisse m’en expulser par la force. C’est peut-être une faiblesse égoïste, bourgeoise comme dirait François Bégaudeau, auquel cas je l’assumerais pleinement. Mais je ne vois pas comment je pourrais me sentir libre dans une société qui m’interdirait de posséder ne fusse que l’appartement ou la maison où je vis, ou pour le moins à pouvoir choisir ce lieu, de même que mes photos de familles ou mes vêtements, par exemple. À l’opposé, le laisser-faire qui permet à un seul individu d’accumuler plus de richesses que celles d’un (petit) État m’est encore plus intolérable. La fortune de Jeff Bezos correspond à peu près au budget annuel de fonctionnement de l’Union européenne (170,6 milliards d’euros en 2021), au PIB de la Nouvelle-Zélande ou à une vingtaine d’années de celui du Bénin. S’il en donnait un pour cent à un de ses enfants pour subsister, celui-ci pourrait dépenser 50,000 dollars par jour jusqu’à ses cent ans. Ce genre de petit calcul dévoile bien sûr à quel point l’appropriation des richesses par les ultra-riches est totalement démesurée, mais surtout qu’il ne serait aucunement préjudiciable pour ces contribuables et leurs descendants que l’État leur ponctionne une partie importante de leurs avoirs. Il n’y a pas lieu ici de procéder à une analyse fouillée du bien-fondé de la taxation de la fortune et du patrimoine. Comme expliqué précédemment, je préfère dans cet ouvrage traiter des principes favorisant le vivre-ensemble, et non des mesures politiques qui pourraient les mettre en œuvre, notamment celles visant à réduire les inégalités. De toute manière, celles-ci devront être décidées collectivement. En outre, prendre une partie aux riches pour donner aux pauvres n’aurait que peu d’effet à long terme sur la cohésion sociale, si rien n’est fait pour changer le système qui permet aux capitalistes de gérer les entreprises de manière dictatoriale, leur laissant toute liberté d’accaparer la production de richesse comme bon leur semble. Une société plus juste nécessitera la reprise en main du travail, de sa finalité et de ses fruits par les travailleurs eux-mêmes. C’est à la source que les injustices se forment et s’accumulent. Une autre mesure évidente, et très facile à mettre en place, consisterait à redistribuer les cartes par la pression fiscale sur les héritages. L’exemple hypothétique du transfert d’une part de sa fortune aux enfants du fondateur d’Amazon décrit plus haut démontre clairement que porter les droits de succession pour les très riches à des niveaux extrêmement élevés ne serait aucunement discriminatoire, bien au contraire. C’est le système actuel qui est fondamentalement inique. En quoi être la fille ou le fils de constitue une qualité suffisante et légitime pour hériter bien plus que les autres de sa génération, et ce sans rien faire ? Est-il juste pour ceux dont les parents n’ont rien à leur léguer de ne rien recevoir pour démarrer dans la vie ? Les défenseurs de l’égalité des chances devraient bien plus s’occuper de cette question.