10 mai 2023
Toute communauté souveraine d’êtres humains s’organise d’une manière ou d’une autre. C’est cette organisation du pouvoir qu’ils partagent que l’on nomme État, quelle que soit sa forme. Il n’est donc certainement pas un adversaire à qui nous devrions arracher nos libertés, puisqu’il est nous, en tant que groupe constitué. Lorsque la souveraineté de ce nous sur un territoire donné est reconnue par ses voisins, notamment grâce au respect de la Charte des Nations Unies, l’État peut légitiment se réclamer propriétaire moral et gestionnaire de ce pays, et se trouve ainsi en situation factuelle de décider pour les peuples qui y habitent.
Cette position sans égale de pleins pouvoirs de la population sur son territoire – généralement un pays, mais pas uniquement – confère tous les droits, donc bien entendu celui de choisir collectivement comment vivre ensemble en fixant ses propres règles de cohabitation et surtout, lorsqu’un désaccord surgit, celui de trancher en dernier recours et d’imposer sa volonté à chacun des membres, en les y forçant si nécessaire. Cet usage légitime de la force incarne en définitive la souveraineté suprême d’une communauté.
Ces prérogatives sont dans la pratique confiées à l’État, matérialisé par son gouvernement et les institutions publiques, devenant concrètement la seule organisation légitime pour structurer la vie en commun et l’ultime garant des libertés individuelles et collectives. Il se doit conséquemment d’agir fermement vis-à-vis de ceux qui ne respectent pas les règles établies collectivement, jusqu’à l’usage de la force pour forcer les contrevenants, si nécessaire. Lorsque la société réprouve toute atteinte à l’intégrité physique et psychique au nom de la dignité et de la liberté, cette coercition institutionnelle s’impose comme l’unique exception à cette règle. La population confie à l’État l’exclusivité de la contrainte par la force, dans le seul but de garantir la paix sociale.
Ce raisonnement s’échafaude donc sur l’enchaînement suivant :
- Une communauté est souveraine lorsque ses voisines le lui reconnaissent,
- Dans une communauté souveraine, un État se met toujours en place, avec ses institutions,
- Confronté tôt ou tard à des comportements inacceptables, s’impose la nécessité d’adopter des limites comportementales, et si besoin des sanctions, établissant ainsi des règles et une justice pour les faire respecter,
- La souveraineté du peuple est en pratique transmise à l’État,
- Notons au passage que plus ses citoyens prennent directement part aux décisions, plus un État est démocratique,
- L’État détient de fait l’exclusivité de la contrainte par la force.
Ça, c’est la théorie. Et les faits la confirment, même dans les communautés qui se veulent résolument anarchistes. La Zone à défendre de Notre-Dame des Landes (ZAD) fournit un cas exemplaire. Tant que le gouvernement avait renoncé à la force pour déloger les zadistes, ceux-ci étaient concrètement en position de décider pour eux-mêmes sur ce territoire conquis, jouissant donc d’une parfaite souveraineté du peuple qu’ils constituaient effectivement. Dans le numéro 21 de la revue Sens-Dessous de 2018, un « contact » de la ZAD raconte : « Nous avons une ambition de détachement du territoire au sens administratif. Ce que nous voulons, c’est nous gérer nous-même, créer une sorte de commune qui serait indépendante de l’État, mais en lien étroit avec les communes environnantes. Personne ne veut mettre de frontières, mais il y a une volonté d’émanciper ce territoire. Nous voulons qu’il soit géré par ses habitants », et il poursuit : « Il y a un groupe de médiation pour régler les conflits : six personnes sont tirées au sort tous les quinze jours pour un mandat d’un mois. De plus, il y a la réunion des habitants et celle du mouvement. Des rencontres sont organisées avec les voisins pour traiter certaines questions particulières. Puis il y a des instances pour gérer des terres quand il y a de nouvelles installations ». Cela ne ressemble pas à un État, c’est un État. Le zadiste le reconnaît explicitement : « C’est recréer d’autres formes d’agencements et de société », « Nous faisons de nombreuses réunions pour traiter aussi des questions d’organisation politique et sociale » et « il y a presque une frontière administrative qui s’est formée ainsi ». Dans son mémoire de Master à l’université de Nantes en 2020, Sidonie Paumeau Lelièvre le confirme et complète en donnant des exemples d’interdits et en expliquant la difficulté de la mise en place de limites collectives, reconnues pourtant nécessaires. Bref, les zadistes ont créé un État souverain, avec ses institutions, ses règles et sa justice, et reconnu par ses voisins, à savoir formellement par les paysans et les habitants de la région, et tacitement par le gouvernement français.
Pour conclure, remarquons que, la police étatisée étant assurée au nom de la souveraineté du peuple, de tout le peuple, donc pour le bien de tous les membres de la communauté, y compris de celles et ceux qui ne respectent pas les lois, elle doit évidemment s’efforcer à la plus extrême des prudences afin d’éviter tant que faire se peut de leur nuire. Cette obligation de la mesure dans l’action prohibe toute violence, celle-ci étant comprise par définition comme un usage brutal de la force, ipso facto excessif et abusif. La violence, même celle de l’État, est forcément illégitime en démocratie.
L’État détient l’exclusivité de la contrainte par la force, mais pas de la violence.